Intervention de Jean-François Petit à la Visio conférence du 14 mai 2021
Cette courte intervention voudrait tenter de ressaisir ce qui se joue dans la circulation de la parole, telle qu’elle est pratiquée dans les nouveaux lieux d’Eglise
en rural (NLER). Les quatre séries de témoignages nous ont permis d’en avoir une appréhension large, sans la réduire à un seul registre : les NLER se situent bien aux carrefours d’attentes et de pratiques,
que j’aimerais approfondir avec vous dans une perspective librement inspirée du jésuite Michel de Certeau pour voir l’aventure spirituelle qui s’y joue*.
Malgré
leur fragilité, et peut être justement en raison de leur « porosité » avec les attentes et aspirations du monde rural, les NLER sont des lieux particulièrement propices à une circulation libre de la parole,
au moment où les institutions ecclésiales sont affaiblies et décrédibilisées, tentées par un regain d’autoritarisme, à une période où le confinement en ajoute à la sécularisation
ambiante**. Cette intervention comportera donc deux parties : des remarques sur la parole et des remarques sur le «croire » dans les lieux d’Eglise en rural.
I/
REMARQUES SUR LA PAROLE
Les différents témoignages entendus montrent la richesse de la diversité vécue dans les NLER mais on peut y regarder de de
plus près.
Première remarque : qui parle ? des jeunes, des vieux, des hommes, des femmes, des enfants, des « invisibles »,
des marginalisés, des « intégrés », des proches et des lointains, des homo et des hétéro, des célibataires et des gens mariés, des laïcs et des prêtres, des religieux/religieuses,
des diacres, des croyants de toutes confessions, des incroyants, des « personnalités qualifiées » et des « sans grade »… La parole ne prend pas la forme d’un seul mode d’émission
et ne descend pas d’en haut, de façon surplombante, pour « coiffer » ou « rectifier » des situations.
Les NLER, dans
la diversité des locuteurs, font droit au besoin général d’expressivité, dans une écoute bienveillante, sans a priori, pour que les questions les recherches, les hésitations, les doutes, puissent librement être
formulés, dans une attention aux voies émergentes (aux « petits prophètes » d’aujourd’hui). C’est aussi l’inattendu, l’inouï de la « foi » et de la « vie »
de frères et de sœurs qui s’y joue.
Deuxième remarque : de quoi parle-t-on ? A priori de tout : il n’y a pas
de sujets convenus, attendus, contrôlés. La libre circulation de la parole empêche ce qui est dit qu’être sélectionné à priori, éliminé, remodelé, hiérarchisé et interprété,
en fonction de critères d’orthodoxie à la tradition religieuse, à la « bien-pensance ». On peut y parler de l’actualité mais aussi de tout ce qui fait la vie, de la convivialité mais aussi
de sujets plus « sérieux », liés à la proximité ou à des enjeux globaux, aux questions émergentes comme aux réalités déjà présentes, Cela n’empêche
les participants d’opérer un discernement de ce qui est dit ou écrit, mais la production du sens n’est pas monopolisée par une personne ou un groupe qui donnerait des « brevets de conformité ».
C’est le droit à la libre recherche, à l’expérimentation, au tâtonnement, aussi bien sur les hypothèses de lecture de l’Evangile que sur les évolutions agricoles qui est ici légitimement revendiqué.
Or dans un monde en transformation globale, où les mutations sont nombreuses, nous n’avons jamais tant eu besoin d’explorer de nouvelles voies, tant sur les
circuits économiques courts que sur les formes de scolarisation ou sur les recherches spirituelles contemporaines.
Troisième remarque : comment parle-t-on ?
Si le modèle simple d’une communauté ayant une seule autorité n’existe plus en rural, structuré autour de la famille, du village ou de la foi, on parle nécessairement de façon polyphonique. Il
n’y a plus une seule « référence » mais plusieurs cercles d’appartenance, comportant chacun plusieurs réseaux. Les espaces apparemment désertifiés sont aussi plus largement interconnectés.
On parle donc dans un souci d’accueil inconditionnel, de proximité, de respect, d’absence de jugement de bienveillance mais aussi dans un constant débordement des pratiques, des croyances, de ce qui conduit à un constant débordement
des stéréotypes ou des autorités, du type « l’Eglise a dit que », « ma famille pense que »… Les désaccords y sont régulés. Une parole risquée est toujours
fragile pour celui qui l’énonce et celui qui la reçoit.
Globalement, on peut dire que les NLER « prennent soin » de la parole. On y
croit qu’un climat de confiance fait émerger la parole personnelle vraie et qu’une parole collective (et parfois publique) peut y être élaborée.
Quatrième remarque : pourquoi parle-t-on ? Dans ces paroles reçues et échangées, se trouve la conviction que nous partageons tous la même humanité, que nous sommes « dans
le même bateau ». Se trouve exprimée là une exigence d’humanité et de croyant : à travers la parole humaine se trouve peut-être la Parole d’un Autre qu’on peut apprendre à
écouter ensemble. C’est cette confiance à la possibilité de découvrir les traces d’un visage différent qui anime les participants des activités des NLER. Les gens y expriment leur « foi »,
au sens large du terme, ils se risquent à un discours en « je », de façon libre et adulte, mais aussi en « nous » (ils deviennent partenaires, membres d’une même quête, dans une communauté
de fait, dans une solidarité des ébranlés, dans un projet, dans une forme de partage et de prière). Cette parole se veut une parole « citoyenne », portée collectivement (par des groupes, des associations…).
Elle répare (les situations plus injustes, les manques, les failles) et prépare (des temps, des horizons nouveaux).
Ayant abandonné toute protection d’une
autorité leur délivrant des normes de comportement traditionnel, des habitudes, des routines et des sépulcres blanchis, ils se reposent les questions essentielles concernant les raisons de vivre, de croire, d’espérer. Leur
sagesse est à recueillir et à approfondir
Cinquième remarque : à qui parle-t-on ? Sans doute, à tous ceux qui ont
envie de bouger, de grandir, d’avancer dans la vie, en particulier aux plus fragiles, aux « périphéries existentielles » mais plus que des « cibles » de communication, il faudrait plutôt
aujourd’hui approfondir les modalités de mise en réseau, de lien (entre ville et campagne par exemple)… pour ne pas parler dans le désert. Une véritable parole est toujours une parole adressée, à soi,
aux autres et à Dieu.
II/ REMARQUES SUR LE CROIRE EN RURAL
On peut dire que
si le rural aujourd’hui apparait à certains observateurs de plus en plus asservi à des fins matérielles, y compris une reconquête comme espace d’innovation et de participation et la recherche d’une cohérence
et cohésion territoriale, il est aussi un lieu d’expérimentation d’un « croire ».
Or ce croire est essentiel à la vie en rural :
il précède l’autorité et engendre l’institution. Le croire en une autorité est certes un critère de l’institution. Mais le croire dépasse souvent les limites des structures dans lesquelles nous voudrions
le restreindre. Il excède même nos paroles. Il peut faciliter la cohésion comme engendrer un cloisonnement communautariste.
Bien accompagné, le croire mobilisé
dans le langage – que celui-ci soit témoignage, oral ou écrit, présentiel ou distanciel, récit (à scruter comme dans les Ecritures ou à écrire comme dans un mouvement ou un lieu) – joue un
rôle essentiel de médiation des énoncés dans les énonciations: il donne de l’autorité aux énonciations plus qu’aux énonciateurs et parfois aussi à la consistance à la doctrine
qui est le garant des contenus du croire, en particulier au plan catholique.
Sans doute les autorités (notamment ecclésiales) sont fragmentées et deviennent multiples.
Le christianisme est en voie d’exculturation depuis longtemps. Dans ce contexte, les énonciations deviennent plus complexes à opérer : l’affaiblissement des autorités dans leur forme traditionnelle sont en train
de conduire à leur perte de crédibilité et à un manque de confiance en elles, laissant place à des autorités se présentant comme « charismatiques » (au sens sociologique du terme)
ou des formes plus légalistes, perçues comme plus rassurantes.
Or le croire n’attend pas une institution (comme l’Eglise) pour se déployer même
si celle-ci peut l’autoriser. Le croire peut chercher une institution pour le conforter (un diocèse ou une congrégation). En retour, l’institution peut lui donner forme, dans le cas présent, en soutenant les lieux d’Eglise.
Le croire se retrouve ainsi à la base d’une action, d’une pratique et d’une adhésion. Il permet d’agir au lieu de subir. Il permet de critiquer mais aussi
de proposer, de dénoncer mais aussi d’annoncer. Il existe de ce fait une circularité entre le croire et l’action : le croire s’exprime en acte et en parole. Une communauté nait du besoin de croire, exacerbé
par le vide de la société. Il se conjugue en une appartenance. Reste à espérer que ce croire puisse continuer à éviter la territorialisation forcée, l’assujettissement, y compris en des formes archaïques
alors que le besoin de croire n’a jamais été aussi grand.
Un rassemblement des lieux d’Eglise en rural comme celui que nous venons de vivre peut-il permettre
plus que le recueil de cette diversité du croire, essentiel pour l’avenir de l’espace rural ? Affaire à suivre…
Jean-François
Petit, Institut Catholique de Paris
jfpetit@netcourrier.com
* Cf J.-F PETIT, Michel Foucault et Michel de Certeau, le dialogue inachevé, Parole et Silence, 2020
** Cf J.-F. PETIT, Ils furent pris d’une grande frayeur, Ed. St Leger, 2020