DISPARITION : Brigitte Engerer
: Thierry Hilleriteau - publié le 25/06/2012
A 59 ans, la pianiste Brigitte Engerer a succombé, le 23 juin, à un cancer. La France perd l'une de ses meilleures musiciennes,
mais aussi une femme généreuse qui n'avait de cesse d'aider les jeunes artistes à émerger. Il y a trois ans, La Vie l'avait rencontrée.
Brigitte Engerer, en janvier 2009 © Patrick
Messina / Agence Vu pour La Vie
"Tout ce que nous sommes et tout ce que nous pouvons donner, en tant qu'artistes et en tant qu'hommes, vient des autres : de nos rencontres, des émotions que nous partageons.
Nous sommes tous en un sens des cailloux battus par les mers." Cette profession de foi, Brigitte Engerer l'avait faite pour nous en janvier 2009, à la veille de l'ouverture de la Folle Journée de Nantes dans laquelle elle devait prendre
une place active. Depuis, cette magnifique interprète connue pour son énergie et son formidable appétit de vivre, n'avait cessé, malgré la maladie, de se produire sur les plus grandes scènes du monde. Il y a quelques
jours encore, le 12 juin, elle a joué, au Théâtre des Champs Elysées, le Concerto pour piano de Schumann et en bis le mouvement lent du Concerto n°2 de Chopin. En hommage à cette grande
dame du piano, souvent à fleur de peau, nous republions un portrait paru dans La Vie en janvier 2009 :
La gamme de cœur
La pianiste française est adulée dans notre pays et à l'étranger,
mais a su garder l'humilité de ses débuts. Elle est reconnue autant pour son talent que pour sa générosité et son goût des autres, n'hésitant pas à se produire aux côtés de pianistes plus
jeunes, tels que Boris Berezovsky, son « frère d'âme ».
Elle essuie ses yeux, s'excuse, et sourit : « Ce doit être la fatigue. Tout de même, cet andante du Quatrième
Concerto pour piano de Beethoven, chaque fois que j'y songe, j'en ai les larmes aux yeux. Il y a là une telle piété. C'est toute la solitude de l'homme face à l'absolu et à l'idée de Dieu qui s'exprime tout à
coup, ça me bouleverse. » Elle est comme ça, Brigitte Engerer: entière, généreuse. Dans la joie comme dans les pleurs. Autant sur scène devant son piano que dans la vie, attablée à la
terrasse d'un café en plein hiver.
Peut-être est-ce là toute l'essence de l'interprète qui se donne : l'artiste toujours capable, après quarante années d'une carrière internationale
bien remplie, de verser des larmes à la seule évocation d'une mélodie.
Cette sensibilité à fleur de peau est probablement ce qui définit le mieux cette interprète complète, dévoreuse de sons
et de musique depuis toujours, attirée par l'introversion du récital autant que par le brillant exalté duCinquième Concerto de Saint-Saëns, qu'elle vient d'enregistrer avec l'Ensemble orchestral de Paris. «
Une œuvre qui me rappelle mon enfance, avec ses sonorités arabo-andalouses. »
Retour cinquante ans en arrière, au temps où Brigitte, à Tunis, promenait du haut de ses 3 ans un clavier électronique
dans la salle de bains, pour l'entendre sonner différemment. Déjà la fascination du son. Un an plus tard, ses parents lui donnent la possibilité de l'explorer sur un vrai piano. Suivront Paris, le Conservatoire, la valse classique
des concours internationaux et un départ pour Moscou, afin d'y étudier avec un maître, Stanislav Neuhaus. Mais, à l'entendre parler de son instrument, on devine que Brigitte Engerer est restée face à son clavier la
petite fille émerveillée. « Avoir un instrument au spectre aussi large, capable d'imiter n'importe quel son, humain ou musical, c'est une chance folle ! Face à une telle richesse, vous n'avez pas le droit de voir la musique
en noir et blanc. Il faut sans cesse écouter, partager, nourrir son imaginaire d'autres sonorités, se nourrir soi-même du travail avec les autres. »
Un sens du partage qui est devenu au fil du temps
son pain quotidien, l'air qu'elle respire, sans lequel elle ne saurait vivre. « Parce que tout ce qu'on est vient des autres. Je n'accepte pas la non-humilité chez un artiste. » Elle a fondé, il y a quatre ans,
son festival de piano, à Beauvais. Pour échanger sur scène avec ses amis pianistes et donner leur chance aux plus jeunes musiciens : « Tous ceux que j'ai envie d'entendre en concert et de faire entendre. » Elle
donne des cours chaque lundi au Conservatoire de Paris : « Mon rendez-vous le plus important de la semaine. Le jour où je reçois autant que je donne : leur affection, leur admiration, leur contestation aussi. »
C'est
encore le partage qui la pousse à aller au-devant des malades ou des plus démunis. Elle va jouer, plusieurs fois par an, à l'hôpital Pompidou ou à l'Institut Curie. Une habitude prise avant d'être elle-même
atteinte d'un cancer, contre lequel elle s'est battue ces dernières années. « La première fois, c'était dans une maison pour personnes âgées. Cela m'avait bouleversée de lire la solitude sur leur
visage. J'enrage quand je pense à tous les étudiants qu'on a dans les conservatoires et au peu de choses qui sont faites dans les hôpitaux ou les prisons. On pourrait faire tellement plus ! ».